Maddie

(juin 2018)

 

 

 

Ecrit dans le cadre du concours de nouvelles Publibook avec pour plusieurs contraintes :

 

 

 

- un thème : "Femmes d'hier, pensées d'aujourd'hui"

- une citation fil rouge : "L'acte le plus courageux est encore de penser par soi-même. A haute voix." Coco Chanel

- 5000 caractères maximum (espaces compris)

MADDIE

 

En silence, je regarde Luce qui me fixe. J’aime ce prénom, elle se l’est choisie. Personne n’a pris la peine de nous en donner. Moi c’est Maddie depuis peu. Les maïs autour de nous bruissent, hermétiques à notre malheur. Je cueille un épi, le brosse avec méthode, le place religieusement dans le panier sous l’œil morne du paysan contrôleur, un certain Morson. On le connaît mal mais il doit être comme les autres. Appuyé sur sa fourche, il bâille et se gratte les couilles, l’air stupide. Je suis certain que, comme les autres, il nous violera d’ici peu.

Luce me fait le signe, discrète. C’est l’heure.

Je me baisse et disparais dans l’océan végétal. L’adrénaline ! C’est interdit, interdit de faire ça.

Ah, je le ressens à nouveau, ce droit à être vivante. Danger. Pulsations de vie. Je marche peut-être un kilomètre avant que les sifflets ne se mettent à hurler. L’urine chaude coule le long de mes cuisses, je suis morte de peur. Mais de toute façon, je suis morte tout court.

Je suis morte avec ma famille. Je revois la grande éolienne aux pales brisées, squelette géant de bête gisante. Tout a commencé à son pied, mon mari y est mort avec mes fils. Un stupide accident agricole. Ils ne m’ont jamais considéré autrement que ce que ma condition de femme autorise : un bras nourricier, un corps réconfortant ; mais j’en ai pris mon parti : il m’arrivait même de me sentir chanceuse.

Depuis je suis seule. Petit à petit, ballottée d’une ferme de femmes à une autre, j’ai goûté à l’amertume de l’abandon total, une certaine forme de liberté. Parfois, je vois en rêve mes fils et mon homme porter sur moi un regard d’amour, comme ils ne l’ont jamais fait de leur vivant. Mais le pouvait-il seulement ? Ma muselière a disparu avec les membres de ma famille.

Depuis j’entends aussi la voix de mon père, une voix d’outre-tombe chaude et puissante, qui vient de loin, d’un siècle où le monde voulait s’ouvrir. Internet. L’an deux-mille et ses promesses digitales.

« Chérie, ça avance. On a prouvé qu’à ce rythme, l’égalité homme-femme arrivera, c’est sûr. Mais pas avant 250 ans… »

Optimiste, Papa a négligé le pouvoir des hommes. Aujourd’hui, nous les femmes ne valons plus rien.

Des coups de feu. Un hurlement, mais pas de douleur. De libération à coup sûr. Luce. Peu importe, elle a gagné. On a toutes deux gagné.

Je suis morte avec la famille qu’ils m’ont donnée. Alors j’ai commencé à parler. J’ai ouvert ma petite gueule, ce qui est totalement proscrit, et j’ai ressenti le plaisir, celui d’être vivante et de vouloir être morte à la fois.

S’ils me prennent, si je n’ai pas la chance qu’ils m’abattent, je sais ce qu’ils me réservent. Ils vont m’enfermer, me coudre la bouche, me transformer en plaquette nourrissante pour les populations pauvres du grand Est. Ou pire, en ventre chirurgical, en machine à enfanter reliée à des tubes.

Je chasse ces pensées et continue à courir en rampant. Les feuilles de maïs me lacèrent, me stimulent. Puis je manque de m’écraser contre le mur du château d’eau planté au milieu des champs.

J’y suis. Je ris comme une enfant, folie, mais les cris des hommes et des chiens me rappellent que mon temps est compté : quoi qu’il advienne, dans une minute ou une heure je ne serai plus. Finie Maddie.

Le tour de l’enceinte, vite. L’échelle. J’entame la montée, me sachant pertinemment à découvert, mais la motivation surpasse mes angoisses primaires.

Hypnotisée par les barreaux métalliques qui défilent sous mes yeux rouillés, je songe à ma vie. C’est d’une tristesse absolue ; plus je monte, plus je réalise que je ne suis rien. Rien, je l’ai été car on m’a empêché d’être quelque chose. Là, je compte bien me rattraper, me venger de l’univers. Je me moque des cris de rage des mâles. Je grimpe, je m’élève au-dessus de ma condition, c’est tout.

Enfin, je touche le haut, une rambarde, des herbes folles, je me tracte sans grâce. Je ris. Je vis.

Le haut. Le ciel. Infini. Des nuages blancs innocents. L’air fouette mon visage, le paysage me bouleverse. Des champs, du vert, les éoliennes, des fourmis qui s’activent çà et là. Au loin les grises cités, à peine discernables. Et la courbure de la terre mère. C’est tellement beau, beau à pleurer. Surtout quand on n’a jamais rien vu.

Les hélicoptères tournoient au-dessus de moi comme des libellules affamées. Leur ballet est pour moi. C’est le moment, je me dresse de toute ma hauteur. Je sais que je serai sur tous les écrans du darknet. Je m’étire, bras écartés et je hurle de toutes mes forces, pour toutes celles qui ne parlent plus.

« JE »

Le monde devient rouge.

Je suis Maddie, je suis votre mère, votre femme, votre soeur, votre avenir. Regardez-moi et rendez-moi ma place !

J’entends à peine les tirs siffler autour de moi. Je sens à peine les balles qui me lèchent et m’explorent. De toute façon, je suis déjà en l’air. J’ai décidé de prendre mon envol. Je sais que d’autres décideront aussi. C’est possible, je l’ai fait.

C’est mon héritage, un petit mot d’espoir dans le grand bavardage du monde.

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© Alexandre Morgan